Le sang des glaciers cartographié par détection satellitaire
07/10/2024Dans les Alpes, la microalgue Sanguina nivaloides prolifère dans la neige de printemps, formant des blooms. Elle accumule de l’astaxanthine, qui colore la neige en rouge (le sang des glaciers) et en accélère la fonte. Dans un article publié dans la revue PNAS, des scientifiques, grâce aux images satellitaires, ont cartographié les blooms. Ils en ont déduit les conditions favorables à leur formation. Les projections d’enneigement suivant les scénarios du GIEC suggèrent que ces algues n'aggraveront pas davantage la fonte du manteau neigeux d'ici 2100.
Les conditions qui provoquent l’apparition de blooms d’algues des neiges sont très mal comprises
À la fin du printemps dans les prairies alpines, la surface de la neige se colore parfois à cause de particules microscopiques, qui en accélèrent la fonte. Les teintes prises par les névés sont variables. On repère souvent des teintes ocres dues aux dépôts de sable saharien de l’hiver précédent. On repère aussi des taches rouges plus ou moins dispersées. Ces taches correspondent à des amas de microalgues, composés de cellules microscopiques à peine visibles à l'œil nu, qui ont proliféré en très grand nombre dans la neige, formant ce qu’on appelle un « bloom » ou « efflorescence ». Dans les Alpes, l’espèce dominante d’algue des neiges est Sanguina nivaloides. On l’appelle communément « sang des glaciers » alors que cette algue se développe dans la neige saisonnière et qu’il serait plus juste de la nommer « sang des neiges ». La couleur rouge provient d’une molécule de caroténoïde que Sanguina nivaloides accumule, qu’on appelle l’astaxanthine. Malgré des efforts importants effectués récemment pour en comprendre la biologie, Sanguina nivaloides reste mystérieuse et soulève beaucoup de questions. Où est-il possible de rencontrer des blooms ? Sont-ils toujours aux mêmes endroits, liés à un réservoir d’algues persistant d’années en années, ou les détecte-t-on à des endroits différents suivant un processus de dispersion, avec par exemple des microalgues transportées par les airs ? Pourquoi les blooms rouges apparaissent à cette période ? Est-ce que les blooms sont plus fréquents suite au changement climatique ? Quel sera l’impact de ces algues sur le manteau neigeux dans les décennies à venir ?
Un suivi satellitaire pour mieux comprendre l’origine des blooms
Des scientifiques de différentes disciplines au sein du consortium AlpAlga ont coordonné leurs efforts et leurs connaissances pour tenter de répondre à ces questions. À l’aide d’images satellitaires capturées par Sentinel-2, et en faisant appel à des méthodes de classification pour exclure la coloration causée par les dépôts de sable saharien, ils ont été capables de détecter le pigment caroténoïde astaxanthine qui colore les névés et cartographier ainsi les apparitions de blooms intenses dans les Alpes Européennes durant cinq années. Les blooms d’algues apparaissent entre 2000 et 3000 mètres d’altitude, entre autres en Vanoise, dans le Valais suisse ou dans le Ruitor italien. À l’échelle du massif alpin, ils recouvrent jusqu’à 1,3 % de la surface au-dessus de 1800 mètres.
Cette analyse a donc conduit au premier « atlas » des neiges rouges des Alpes Européennes.
Ces travaux ont aussi permis, en utilisant des simulations détaillées du manteau neigeux, d’identifier les conditions très spécifiques, auparavant inconnues, qui sont les plus corrélées à l’apparition des blooms. Ainsi ils apparaissent après des périodes suffisamment longues de fonte, de l’ordre de 50 jours, qui donnent davantage de temps aux algues pour se développer dans un manteau neigeux gorgé d’eau liquide. Les blooms semblent se produire d’année en année dans les mêmes zones, ce qui renforce l’hypothèse de réservoirs pérennes de microalgues, en particulier dans les sols. Ces travaux ont enfin montré que les blooms semblent ne pas se développer sur les sols qui restent gelés durant toute l’année, ou pergélisols. Ceci confirme la sensibilité de Sanguina nivaloides à la congélation, mesurée au laboratoire, et renforce l’hypothèse que les microalgues ne trouvent pas dans les neiges un milieu extrême, mais plutôt un milieu thermiquement stable et protecteur.
De l’impact des blooms sur la fonte des neiges
Quand les blooms colorent la neige, l’albédo diminue ce qui provoque l’augmentation de la quantité d’énergie solaire absorbée par le manteau neigeux. Les algues accélèrent ainsi la fonte des neiges sur lesquelles elles se trouvent. Est-ce que ce phénomène peut avoir un impact significatif à l’échelle d’un massif montagneux ? Il a été montré précédemment en zone arctique, au Groenland en particulier, que la présence des microalgues contribuait significativement à la fonte des glaciers. Avec un climat qui change, les scientifiques se sont donc interrogés sur le futur de ces blooms et leurs impacts, plus particulièrement dans les Alpes Européennes. Pour cela ils se sont appuyés sur des scénarios d’évolutions climatiques. Les projections climatiques montrent que les quantités de neige et les durées de fonte moyennes vont diminuer à basse altitude (environ 1500 mètres). Cependant, les projections à moyenne altitude (environ 2500 mètres), là où se trouvent les algues étudiées, sont plus modérées : les durées de fonte diminueront moins vite qu’à basse altitude.
Cette étude prédit par conséquent que la fréquence des blooms et leur impact sur la neige devrait rester stable ou diminuer légèrement à l'horizon 2100.
Neiges rouges visibles par Satellite. Image Sentinel-2 du 19/06/2018 dans le massif de la Vanoise, France. Source : theia.cnes.fr
Référence : Snowmelt duration controls red algal blooms in the snow of the European Alps. Proc. Natl. Acad. Sci. USA. 121 (41), L. Roussel (chercheur à Météo-France au Centre d'Études de la Neige (CEN)), M. Dumont (chercheuse à Météo-France, directrice du CEN), S. Gascoin, D. Monteiro (chercheur à Météo-France au CEN), M.Bavay, P. Nabat (chercheur à Météo-France au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM)), J. Abdellatif Ezzedine, M. Fructus (chercheur à Météo-France au CEN), M. Lafaysse (chercheur à Météo-France au CEN), S. Morin (chercheur à Météo-France, directeur du CRNM), E. Maréchal (2024)
PNAS, 23 septembre 2024, DOI : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2400362121